C’est un petit coup de pouce pour une personne, mais une grande claque pour l’humanité ?
Dans l’épisode précédent, tu as encore davantage perdu toute foi en l’être humain. Au lieu de ce chef-d’œuvre de l’évolution que nous pensions être, nous voilà réduit.es à un tas de chair vaguement pensante, parcouru d’automatismes tout bugués — bon OK j’exagère, mais à peine.
Mais l’espoir vient peut-être justement du fait que nous arrivions enfin à nous en rendre compte ! Car une fois les bugs repérés, à défaut de les corriger (serait-ce seulement souhaitable d’ailleurs…), on peut les contourner, voire espérer les retourner à notre avantage.
L’économie comportementale a accouché au cours des années 2000 d’un nouveau concept, le Nudge. Il s’agit justement de tenter, par une sorte de prise d’aïkido neuronale, de pousser gentiment et inconsciemment ou presque les gens, via leurs propres biais cognitifs, à adopter certains comportements jugés souhaitables.
Bien sûr, les moyens habituels employés pour faire changer les comportements restent pertinents et nécessaires :
- Informer (c’est-à-dire éduquer, expliquer, convaincre) permet de responsabiliser et rendre chacun.e autonome par rapport aux diverses autorités, intellectuelles, morales ou politiques
- Inciter, en particulier par des politiques d’incitation financière (aides, crédit d’impôt…)
- Contraindre, par la réglementation, lorsque l’incitation n’est pas assez efficace
Mais ces moyens, les seuls employés depuis 45 ans pour tenter de répondre aux enjeux environnementaux, ne sont manifestement pas à la hauteur.
L’information et l’incitation ne s’adressent qu’au « système 2 », lent, purement rationnel, celui de l’homo economicus — qui n’existe pas. Nous ne sommes que peu sensibles aux explications scientifiques complexes ou aux schémas incitatifs alambiqués, même s’ils sont dans notre intérêt rationnellement parlant ; car c’est principalement le « système 1 », rapide, inconscient, simplificateur, centré sur les petits gains immédiats, qui est aux commandes. Quant à la loi, elle a du mal à s’imposer dans les faits, voire à ne serait-ce qu’émerger, si elle bouscule trop l’ordre établi (lobbying, difficultés d’application, textes a minima, contournements, mouvements sociaux…). Rappelez-vous, le biais d’inertie.
Et c’est là qu’arrive le Nudge
En complément de ces outils classiques, l’approche « Nudge » (littéralement, « coup de pouce ») se présente comme une révolution permettant enfin d’espérer changer les comportements de manière efficace, peu onéreuse et extensive.
L’ouvrage fondateur du Nudge est
Nudge — la méthode douce pour inspirer la bonne décision
, Richard Thaler et Cass Sunstein, 2008. Les auteurs définissent le Nudge comme une
approche à bas coût, préservant la liberté de choix, fondée directement sur les enseignements de l’économie comportementale
, qui promet d’économiser de l’argent, d’améliorer la santé des gens et leur vie. Une autre définition est tout aspect de l’architecture de choix qui modifie le comportement des individus dans une direction prévisible sans interdire une option ou changer significativement leurs incitations économiques.
Un nudge a donc un objectif : il vise une certaine tendance dans le choix, tendance jugée bénéfique. Il modifie l’architecture de choix, c’est-à-dire la manière dont le choix est présenté, amené, proposé, mais pas le contenu des options. Il laisse toute liberté de choix, propose sans imposer. Et le tout basé sur des mécaniques psychologiques scientifiquement documentées.
Quel intérêt pour la lutte contre les atteintes au climat et au vivant ?
La méthode Nudge en soi est plutôt adaptée aux décideurs, publics ou privés, petits ou grands. Elle peut renforcer l’effet, parfois grandement, d’une mesure ou d’une politique. Mais au-delà de leur aspect utilitaire, les exemples de nudges ci-après constituent aussi des expériences scientifiques illustrant les biais mentionnés dans l’épisode précédent. Ils mettent en lumière, non seulement ces biais, mais aussi la manière dont ceux-ci peuvent être abordés ou utilisés de manière très pragmatique. En cela ils peuvent nourrir et inspirer toutes celles et tous ceux qui sont à la recherche de manières innovantes d’interpeller et faire évoluer le public sur la question de l’urgence bioclimatique.
Les choix par défaut
C’est le nudge le plus puissant et le plus répandu, tellement courant qu’il en devient invisible. Tu veux faire faire de grosses économies d’encre couleur à ton entreprise ? Modifie le choix par défaut à « noir et blanc » lors de l’impression. En fait, par définition il y a toujours un choix par défaut, la question est : qui le définit et dans quel but ?
Autre illustration impressionnante. Deux formulaires différents ont été testés auprès de foyers allemands pour leur adhésion à un contrat de fourniture d’énergie. Dans le premier, le choix par défaut est l’offre classique, il faut cocher une case pour adhérer à l’offre « verte », plus chère. Résultat : seuls 7 % des foyers cochent la case. Dans le second, l’offre verte est pré-cochée : 70 % la maintiennent ! Et cela alors que l’offre en elle-même est strictement identique. Homo economicus en prend un sacré coup !
C’est ce nudge qui est aussi à l’œuvre pour ce qui est d’inciter au don d’organe ou pour lutter contre l’obésité (proposer des assiettes plus petites, qu’on a tendance du coup à moins remplir).
Les normes sociales
Étant des animaux sociaux, la prise en compte des normes sociales dans notre comportement individuel est très profondément ancrée dans notre psyché, à tel point que leur influence est en grande partie inconsciente.
Ainsi, dans une étude portant sur la réduction de la consommation électrique de foyers californiens, il était proposé différents messages d’incitation : économique (moins de consommation = moins de coûts), écologique (moins de consommation = moins de CO2), morale (moins de consommation = comportement responsable), et enfin sociale (« 77% de vos voisin.es déclarent éteindre le climatiseur la nuit et utiliser un ventilateur à la place, SVP faites comme eux »). Et devinez quoi ? Non seulement c’est l’incitation sociale qui était la plus efficace (- 10 % de consommation), mais paradoxalement c’est celle qui était jugée la plus faible dans les entretiens avec les habitant.es !
Dans le même esprit, le message « 85 % des étudiant.es pensent à éteindre la lumière en quittant une pièce, et vous ? », couplé à l’image d’un pouce vert levé près des interrupteurs a suffit pour faire baisser d’un quart le nombre de lumières laissées allumées dans une université danoise.
La saillance : donner le coup de pouce au bon moment
Dans l’exemple précédent, l’efficacité du nudge tient au fait de mettre la bonne décision en tête au moment où celle-ci doit être prise, pour transformer une mauvaise décision qui est en réalité plutôt une non-décision, en la bonne décision dont la personne est déjà convaincue. Il ne s’agit pas de changer la conviction des gens, plutôt de leur rendre présente à l’esprit la conviction qu’ils ont déjà, mais qu’ils n’activent pas toujours au bon moment.
Ce type de nudge par la saillance a été utilisé sur des paquets de lessive pour inciter à laver le linge à basse température (couplé à de la communication publicitaire plus classique), sur des galettes de blé distribuées pendant un rassemblement religieux en Inde pour inciter les gens à se laver les mains, ou encore dans un aéroport danois pour inciter les fumeurs à fumer dans les endroits autorisés (avec des autocollants au sol en forme de trace de pas indiquant la distance restant à parcourir avant la zone autorisée).
Ce dernier exemple illustre en particulier la plus grande efficacité des messages positifs (« Voici la zone où vous pouvez fumer ») par rapport aux négatifs (« il est interdit de fumer ici »). On pourrait l’extrapoler à des messages liés à l’environnement : démontrer les bienfaits du régime végétarien plutôt que ne faire que dénoncer les ravages causés par la viande, faire l’éloge de la frugalité heureuse plutôt que se contenter de critiquer la société de consommation…
Le retour d’information
En anglais, feedback.
Il s’agit, par des indications visuelles ou sonores très simples, de donner la possibilité à l’usager.e d’un produit ou service de savoir en temps réel si l’usage en question remplit ou non certains objectifs (consommation d’eau et d’énergie sous la douche, consommation d’énergie dans le foyer, ou dans des logements universitaires, utilisation abusive du klaxon en Inde).
Les micro-incitations et les récompenses
Il s’agit de faire basculer une décision qui ne pose pas de problème d’adhésion rationnelle a priori mais éventuellement quelques difficultés pratiques de mise en application.
Ainsi, donner un kilo de lentilles et un jeu d’assiettes en métal pour chaque enfant immunisé a permis de doubler le taux de suivi d’un programme de vaccination dans une province indienne défavorisée. Ou encore, ont été testés des systèmes de loterie à laquelle les gens participent avec des points gagnés en réalisant une action donnée (ne pas engorger les routes aux heures de pointe, perdre du poids). L’effet incitatif d’un gain fort mais hypothétique (loterie) s’avère bien plus fort qu’un gain sûr mais moindre, grâce au biais de sur-confiance qui nous fait apparaître la chance de gain comme plus élevée qu’elle n’est.
L’incitation peut être négative, comme dans l’exemple sur la taxation des sacs en plastique à usage unique. Le biais cognitif de l’aversion à la perte fait qu’une taxe est beaucoup plus désincitative que n’est incitatif un bonus équivalent pour les gens qui utiliseraient un sac réutilisable.
Le pré-engagement
Il existe un biais psychologique très fort : l’ego. En particulier, nous n’aimons pas ne pas tenir nos propres engagements car cela nous dévalorise à nos propres yeux.
Ce biais peut être utilisé dans des nudges en proposant aux gens de déclarer un engagement à faire une certaine action bénéfique. Mais l’engagement doit être précis et non général, et porter sur des actions bien déterminées. Par exemple, un hôtel a testé le fait de faire lire et viser par ses client.e.s à leur arrivée un engagement sur une liste d’actions bénéfiques pour l’environnement (réutiliser les serviettes, ne pas gaspiller l’énergie ou l’eau…), avec des résultats significatifs par rapport à un engagement plus général. L’effet incitatif a été encore augmenté par le port d’un pin’s attestant de cet engagement, grâce à l’effet social.
Un autre exemple attestant de l’importance de la précision dans l’engagement, est celui d’une campagne de vaccination contre la grippe, où le groupe appelé à s’engager sur une date ET une heure de passage à l’infirmerie est passé à l’acte significativement plus que le groupe témoin ou celui où l’engagement ne portait que sur le jour.
Une application, Stickk, joue à fond sur cette corde en proposant à l’utilisateur de passer un contrat avec lui-même sur un objectif donné (arrêter de fumer, faire du sport…). Pour renforcer la motivation, celui-ci peut prendre ses proches à témoin de la tenue des engagements, et même s’engager à donner de l’argent à une cause qu’il combat si jamais il ne les atteint pas.
Le cadrage des informations
C’est la manière dont on présente les termes du choix. Les mots qui sont utilisés peuvent à eux seuls être porteurs d’une incitation implicite. Nommer les quantités de sachets de frites, de la plus grande à la plus petite, « normal », « petit », « mini », pousse beaucoup plus à la consommation que les nommer « king », « grand », « normal ». En présentant une marche d’1,5 km comme « de l’exercice », les participants se servent une plus grande part de dessert ensuite, en compensation, que si celle-ci est présentée comme « une activité pour s’amuser ensemble ».
Autre procédé, la multiplication des moments de décision permet de reconsidérer périodiquement l’opportunité des actions réalisées, ce qui peut être positif si justement celle-ci évolue dans le temps. On ne reste pas par automatisme sur une décision initiale qui n’est plus pertinente à partir d’un moment.
Simplifier les choses
Le système de prise de décision rapide (« système 1 ») allant toujours au plus simple, pour favoriser un certain comportement il faut qu’il soit simple à mettre en application. Ainsi, la manière de concevoir un formulaire médical joue beaucoup sur la manière dont il est rempli, indépendamment de la nature des informations demandées. Il a pu être montré qu’une formulaire privilégiant les cases à cocher et la mise en valeur par des couleurs, réduisait le risque de mauvaise transmission d’informations du prescripteur ou de la prescriptrice à l’infirmier ou l’infirmière, réduisant ainsi le risque d’erreur médicale. Autre exemple : le fait de pré remplir un formulaire suffit à favoriser son usage (et donc ouvrir les droits associés) par les populations les plus défavorisées, pour qui remplir un formulaire en soi peut constituer une étape insurmontable.
La réciprocité et la reconnaissance
Le comportement des autres, en particulier les personnes plus directement en contact avec nous, influence fortement le nôtre, souvent inconsciemment, par des mécanismes de mimétisme, de réaction, de rejet…
La réciprocité, c’est bien traiter qui nous traite bien, et rendre la pareille à celui qui nous traite mal. Ainsi, le fait d’afficher publiquement, dans leur quartier, le nom des personnes volontaires pour que leur consommation d’électricité, pour le bien commun, soit réduite automatiquement en cas de pic de demande sur le réseau, a fortement incité leurs voisins à les rejoindre, par réciprocité, bien plus que si la liste était anonymisée.
Quant à la reconnaissance de sa contribution, par exemple par sa communauté, il s’agit également d’un levier très fort de motivation. Dans un pays fortement touché par le Sida, un programme de vente de préservatifs chez les coiffeurs a montré que le fait d’afficher en devanture le nombre de paquets vendus, en présentant cela comme une contribution à la santé publique, était beaucoup plus incitatif qu’une récompense financière, même forte.
L’émotion et l’affect
Nous sommes des êtres bien plus émotionnels que raisonnables. Cela se traduit par des effets spectaculaires lorsqu’il est fait appel à l’émotion pour influencer les comportements. Par exemple, dans une école aux États-Unis, le nom des légumes servis au réfectoire ont été modifiés, de manière ludique et humoristique, en s’inspirant de leurs propriétés nutritionnelles (« carottes pour vision aux rayons X », « brocolis coup-de-poing »…). Résultat : un doublement de la consommation de légumes.
Voilà, nous sommes arrivés à la fin de cette série ! Mais ce n’est que le début : maintenant, à nous de nous saisir collectivement de ces concepts dans notre action quotidienne. Voici les quelques pistes très générales d’applications possibles qui peuvent venir rapidement à l’esprit quand on parle de luttre contre le changement climatique et d’écologie :
- Soigner nos visuels pour qu’ils parlent encore plus au « système rapide » des destinataires
- Simplifier nos messages pour qu’ils gagnent en impact
- Tourner nos slogans de sorte à activer des leviers comportementaux menant à la prise de conscience de l’urgence
- Concevoir certaines de nos actions elles-mêmes comme des nudges
La présente publication est une synthèse d’une grande partie de l’ouvrage Green Nudge d’Eric Singler, éd. Pearson, 2015, agrémentée, pour ce qui est de l’épisode 2,d’éléments repris de l’entretien de Sébastien Bohler.