Le mouvement Extinction Rebellion est aussi divers et riche que les rebelles qui y participent. Cet est espace « Parole de rebelles » est ouvert à toutes les contributions personnelles ponctuelles. Les avis exprimés ici par les rebelles sont personnels et n'engagent que leurs auteur·e·s et pas le mouvement Extinction Rebellion dans son ensemble (France et International).
Le 30 octobre 2021, à la veille de l’ouverture de la COP26, une trentaine de personnes se sont assises seules, dans les rues aux quatre coins de la France, pour exprimer notre vulnérabilité à tous.tes face à la catastrophe écologique en cours. En tout, ce sont environ 200 personnes qui se sont mobilisées ce samedi, en tant que personnes assises ou en soutien dans 17 villes dont Toulouse, Limoges, Strasbourg, Vannes, Dijon, Bordeaux ou Paris.
Lettre ouverte aux automobilistes que j’ai dérangés
Chers automobilistes, samedi 30 octobre, je vous ai dérangés.
Comme d’autres activistes d’Extinction Rébellion au même moment partout en France, je me suis assise, avec une pancarte, dans une rue à sens unique.
Vous trouverez, sur internet, mille ressources qui vous expliquent les tenants et aboutissants de la catastrophe écologique et de la COP26, avec plein de chiffres et de références à des études scientifiques. Je ne parlerai pas de tout ça. Nous n’en sommes plus là. Nous savons.
Ce samedi 30 octobre, nous avons tenté de glisser cette urgence dans une vie quotidienne qui suit son cours comme si de rien n’était, sans accusations ni grands discours, simplement en disant notre peur. Bloquer une file de voitures, porter cette responsabilité, c’est éprouvant, aucune personne censée ne s’infligerait ça sans une raison forte. Ce qu’il faut comprendre : les catastrophes à venir sont si terrifiantes que quand j’y pense, bloquer une rue en m’exposant aux violences et aux risques judiciaires ne me fait pas peur.
Je me suis donc assise, avec ma pancarte, d’abord dans une rue à sens unique traversée par les voitures, puis dans l’allée d’un marché bondé.
J’étais prête à me faire insulter, bousculer. J’étais prête à ce que la police vienne me demander plus ou moins gentiment de libérer la route. Et, juste au cas où, j’étais même prête à sentir contre moi le capot d’une voiture ou passer la nuit en garde à vue.
Rien de tout ça n’est arrivé.
Très vite, des journalistes de France 3 sont apparues avec trépied, caméra, micro, et je pense que ça m’a protégée : personne n’a envie d’être le méchant à la télé. Et puis, ça donnait une légitimité : avant l’arrivée de France 3, vous vous disiez « c’est quoi encore cette folle au milieu de la route ? Pourquoi ça tombe toujours sur moi ce genre de choses ? ». Avec tout ce matériel et ces logos bleus, vous vous disiez « ah, d’accord, je vois », et puis ça faisait quelque chose à raconter au dîner, ça valait bien les dix minutes d’attente.
Au bout de dix minutes j’ai laissé passer la file de voitures quand une automobiliste m’a dit qu’elle amenait sa mère à l’hôpital ; je me suis rassise quinze minutes, jusqu’à ce qu’un automobiliste sorte de sa voiture, et me porte jusqu’au trottoir. Rien de bien violent : « allez, on t’aime beaucoup, c’est très bien ce que tu fais, mais j’ai eu une longue journée de travail, je suis fatigué et je veux rentrer chez moi, c’est pas contre toi ma puce », m’a-t-il dit avec une petite tape sur la tête. Plutôt condescendant, direz-vous, mais y a pas de mal, s’il n’a pas encore branché son cerveau aux ondes de l’urgence climatique, je peux comprendre qu’il me prenne pour une demeurée et s’adresse à moi avec la douceur qu’on réserve habituellement aux caniches.
Le soir au JT, on l’entend répondre à la journaliste : « Je respecte son combat, absolument. Mais je suis pas d’accord sur le principe. On ne dérange pas les gens. » Dans ce cas, chers automobilistes, je pense que vous ne serez que moyennement d’accord sur le principe de ce qui nous attend. Car la suite prévue à cette petite routine qui vous fait rentrer du travail fatigués dans vos bagnoles, c’est de nouvelles pandémies, la nourriture qui vient à manquer, l’arrivée en masse de réfugiés climatiques… J’espère que vous ne serez pas trop dérangés.
Peut-être que vous me trouvez catastrophiste.
Cessons d’avoir peur du mot catastrophe.
Ayons plutôt peur de la catastrophe.
Car oui, ce que vous appelez l’écologie, ce mot que vous avez déjà trop entendu, trop lu sur fond de design vert vous poussant à acheter des lessives plus chères et des pailles en bambou, n’est pas un hobbie, ni un parti politique, ni le « combat » de quelques âmes romanesques. C’est une question de vie ou de mort, littéralement.
Bien sûr, j’aurais pu m’asseoir dans une rue piétonne, mais croyez-moi, une militante qui s’assoit au milieu des passants, ce n’est rien de plus qu’une autre pauvre fille assise avec un carton qu’on peut contourner à l’infini ; une militante qui s’assoit au milieu de la route et fait perdre 10 minutes à des automobilistes, c’est un évènement digne de figurer au JT.
Chers automobilistes, vous m’avez montré ce jour-là que la seule raison valable pour vous arrêter un instant et considérer l’éventualité d’une catastrophe écologique, c’est d’avoir à déplacer avec vous un tas de ferraille onéreux dont les dimensions sont trop grandes pour passer entre un poteau et une humaine au milieu de la route (qu’il ne faudrait pas écraser, quand même).
Alors oui. Je vous ai dérangés. Mais si je m’étais gentiment assise sur le trottoir comme vous auriez voulu, vous m’auriez déjà oubliée, et on ne parlerait pas de réchauffement climatique au JT ce soir.
Bien sûr, c’est pas tout ça de passer à la télé et d’être vue par plus de gens, si c’est juste pour avoir plus de gens qui pensent que je « dessers la cause ». Une fois déplacée sur le trottoir, je les ai vus, vos regards agacés, et je sais que ce soir, à la table familiale autour de votre assiette de poulet, vous direz : « allume la télé, mets France 3, y avait une écolo extrémiste qui bloquait la route vers Jean Jaurès. ». Et qu’à l’interviewé qui dit qu’on « ne dérange pas les gens », vous direz : « exactement ».
Je sais, je sais, samedi 30 octobre je vous ai dérangés, et ça n’aura même pas changé le monde. Mais prenons le problème par ce bout-là : ce monde va changer. Peut-être qu’on attendra que ça se fasse dans la douleur, et dans ce monde-là, j’aurais bien d’autres préoccupations que de repenser à cette action qui n’aura fait que vous déranger. Ou peut-être que nous saurons réagir à la hauteur de l’urgence, peut-être que demain il y aura plus de militants sur les routes que d’automobilistes en colère. Mille scénarios sont possibles, je n’en vois aucun qui me fasse regretter de vous avoir dérangés ce samedi 30 octobre. Quand nous n’en serons plus à parler d’urgence mais à la subir, je me souviendrai du jour où nous étions cinq à nous asseoir sur les routes de Toulouse, et dans ce souvenir, vos reproches ne seront plus rien.
Alors oui, je sais, c’est facile à dire tout ça pour moi dont la journée consistait à peindre et porter ma pancarte, tandis que vous reveniez d’une longue journée de travail et que vous étiez fatigués. Car oui, chers automobilistes qui m’avez adressé la parole, dans vos mots vous étiez tous fatigués. On peut en parler, peut-être ? Qu’est-ce qui est le moins normal entre moi au milieu de la route avec le cœur qui bat, et vous en file indienne tous agacés et fatigués ? Est-ce que vraiment, c’est censé être ça la vie sur Terre, passer les deux tiers du temps à travailler et l’autre tiers à être fatigués ? Est-ce que c’est censé être ça l’espace public, un lieu de transition entre un travail pour se payer un logement, et le logement en question, dans lequel aucun imprévu n’est possible parce qu’on est trop fatigués pour ça ? Je ne suis pas désolée de vous avoir retenus alors que vous étiez fatigués. Je suis désolée que vous soyez fatigués.
Il est vicieux, ce système, parce qu’il vous rend trop fatigués pour le remettre en question. Évidemment, après votre journée de travail, vous n’avez pas envie d’entendre parler de choses terrifiantes. Les « petits gestes », la « transition », les « éco-trucs » en tout genre, ça va encore ; l’« urgence », la « catastrophe », c’est trop lourd à porter. Vous trouvez peut-être que je porte une angoisse qui, bien que justifiée, n’est pas supportable. Mais j’essaie de porter l’antidote avec le poison. Oui, ce qui se passe dans le monde est insupportable : mais nous n’avons pas à le supporter tête baissée. À tout moment, nous pouvons choisir de sortir de la passivité, sortir du déni, sortir des voitures, et nous asseoir au milieu de la route.
Qu’avons-nous à perdre à nous rebeller ? Cette vie morne, où on se rend tous les jours à un travail vide de sens qui nous fatigue, où on ne s’adresse pas la parole quand on se croise dans la rue, où on mange des bouts de vaches maltraitées qui nous rendent malades ? C’est bon pour moi, j’y renonce. Je me fiche qu’on sache qui je suis, que mon visage et mon nom soient liés à la désobéissance civile. Je me fiche qu’un employeur me refuse un job à cause de ça : si ça le gêne que son employée se dresse contre l’inaction face au réchauffement climatique, alors la tâche qu’il me propose participe à cette inaction, et je n’en veux pas.
Si vous avez quelque chose à perdre, si votre travail a du sens, si vous êtes enfermés malgré vous dans votre schéma de vie, si vous n’êtes pas prêts, je le comprends, soyez tranquilles, je me rebellerai pour vous. Si demain je suis sur votre chemin, au milieu de la route, à l’entrée d’un magasin, coupez le moteur, venez vous asseoir avec moi si le cœur vous en dit, inclinez votre siège et offrez-vous une sieste si vous êtes trop fatigués, et surtout, si nos regards se croisent, laissez-moi y lire : « je suis dans la voiture et tu es sur la route, mais nous sommes dans le même camp : celui de la vie sur Terre. »
Merci à vous d’avoir, pendant dix minutes, ressenti quelque chose, même si c’était de la colère. J’y vois, avec peut-être un brin d’optimisme, le début d’un chemin entre la tête et le cœur. Nos têtes seules ne nous servent qu’à perfectionner un monde toujours plus confortable, toujours plus pratique, toujours plus destructeur et toujours plus triste. C’est en ajoutant un peu de cœur qu’on pourra en inventer un autre.
Merci pour votre agacement, vos soupirs, vos coups de klaxon, votre colère.
À très bientôt.
Une participante de l’action à Toulouse, le 30 octobre 2021.