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Il est difficile aujourd’hui de s’exprimer sans émotions, de manière factuelle sur ce qu’il se passe en France. Mais essayons. Au pays des Droits de l’Homme, une loi a été votée à l’Assemblée Nationale le 24 novembre 2020, après quelques jours de débats au sein de l’hémicycle et plusieurs semaines de protestations dans la société. Cette loi se nomme « Sécurité Globale » et elle n’a rien de réjouissant pour notre pays.
Un peu de contexte : aujourd’hui, les réseaux sociaux font partie intégrante de la vie de bon nombres de citoyen.ne.s et jouent un rôle dans les débats publics et politiques. Ils sont un formidable outil d’information, de partages et d’échanges, mais également un lieu où peuvent se déverser beaucoup de haines, d’insultes. Où il existe des abus. Internet, les réseaux sociaux, ne sont pas un lieu neutre. C’est un lieu où se crée une vie de cité, une vie publique, où se créent des débats nécessaires à la démocratie. Où l’anonymat existe, mais pas que. Où la haine existe, mais pas que. Où les révoltes existent, mais pas que. Et aujourd’hui, une loi qui « vise » les réseaux sociaux va avoir des conséquences plus que directes sur la vie « physique », sur la rue, sur le métier de journalistes de terrain, sur les militant.e.s.
Pourquoi ? Tout simplement parce que certaines personnes et certains politiques voient dans les réseaux sociaux un « creuset de haine ». Et ne voient que ça. Ils voient l’anonymat d’Internet, qui peut être protecteur et respectueux, comme un masque dangereux pour les institutions et pour des individus. On ne le dira jamais assez : Internet et les réseaux sociaux « peuvent » tuer, par le cyberharcèlement notamment. Ils peuvent être une porte d’entrée à la vie privée de millions de personnes et ainsi conduire à retrouver des professeurs. Ils peuvent aussi servir de défouloir contre une politique de plus en plus liberticide et contre le Bras armé d’un pouvoir qui n’est plus considéré comme légitime dans la rue - et par extension sur les réseaux sociaux. Mais ils sont aussi un lieu d’expression « à chaud », « en temps réel » de la démocratie et un outil de mobilisation quasi-inépuisable.
Quand la censure virtuelle devient censure physique
Un détour un peu long pour justifier aujourd’hui un article présent dans une proposition de loi nommée Sécurité Globale, qui cristallise les tensions en France depuis plusieurs semaines. Car il s’agit bien d’une proposition de loi pensée pour la protection de « ceux qui nous protègent » : policiers, CRS, armée… Considérés comme « victimes de cabales » sur les réseaux sociaux, la loi entend aider à respecter leur vie privée et leur anonymat en empêchant notamment la diffusion des images des forces de l’ordre - en action ou non. Mais aujourd’hui, qui dit diffusion dit action de filmer, car nos smartphones et autres appareils sont connectés instantanément à Internet pour permettre de voir en temps réel ce qu’il se passe potentiellement à l’autre bout du monde. Ce moyen détourné d’empêcher une action physique par la censure d’un acte numérique pose des questions sur la perméabilité de notre monde politique. Le phygital (mot-valise anglais composé de physical et digital) n’est pas que du marketing, il est expérimenté dans la vie citoyenne - quotidiennement.
Cette loi bouleverse également l’équilibre des forces de l’image. Exit l’effet miroir (je suis regardé.e et je regarde), place au miroir sans teint adapté aux mobilisations, manifestations et autres actions citoyennes. L’usage des drones à des fins d’observation des manifestations, l’assouplissement de l’emploi des caméras piétons et de la vidéo-surveillance par les forces de l’ordre, l’utilisation plus récurrente de la reconnaissance faciale via ces mêmes caméras pour identifier les sujets filmés, le port d’armes hors-service… Ces articles présents dans la loi Sécurité Globale vont faire basculer la confrontation lors des manifestations à une guerre déclarée contre les manifestant.e.s, contre la démocratie, contre le peuple.
Une guerre de l’image, qui aujourd’hui était plus ou moins équilibrée entre citoyen.e.s, journalistes et forces de l’ordre. Pour les citoyen.ne.s, c’est se priver d’un bouclier représenté par un téléphone qui peut permettre de rétablir la vérité en cas d’injustice et de montrer ce qu’il se passe réellement. Pour les journalistes, c’est violer leur travail et leur déontologie en présupposant que les intentions de filmer les forces de l’ordre sont « mauvaises » au lieu d’être simplement factuelles - montrer ici ce qu’il se passe. Pour les forces de l’ordre, c’est disposer d’un arsenal répressif supplémentaire avec une seule vision : celle du dominant, de celui qui contraint et fait respecter les ordres. La profession de journaliste est de fait menacée. Mais plus largement, la contestation l’est également.
Remède, poison, neutralité : de la technologie à l’usage
Depuis plusieurs années, on parle d’Internet et des réseaux sociaux de manière tantôt fascinée, tantôt écœurée. Aliénation, asservissement, outils d’expression, moyens de mobilisation et d’échanges… Cette vaste famille est souvent critiquée - à tort ou à raison. Pour reprendre plusieurs philosophes, Internet et les réseaux sociaux ne sont pas neutres. Ils sont pensés par des humains avec leurs objectifs. Ils sont également pluriels, à la fois maladie et remède, et ce parfois au sein du même corps.
Le philosophe Bernard Stiegler a adapté cette idée à la technologie, sous la notion de « pharmakon », terme philosophique et médical remontant à la Grèce antique (Platon, ce précurseur !). Le « pharmakon » grec, c’est le remède et le poison. C’est la dose que l’on prend qui peut nous faire du bien ou nous faire souffrir. Pourquoi ? Parce qu’il n’agit pas « au même endroit ». Ce qui est bon pour l’estomac ne le sera pas forcément pour les articulations. Et sur les réseaux sociaux, ou dans la sphère numérique, Internet peut être à la fois ce remède et ce poison en fonction des messages véhiculés et de leur objectifs. Ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est de voir que l’outil numérique peut être le remède, mais que l’usage de l’outil numérique est souvent considéré comme le poison. Or, il peut donner naissance à de nouvelles réflexions, notamment pour ce qui est de la lutte - et c’est pourquoi des mouvements comme Extinction Rebellion prennent à cœur cette fameuse loi Sécurité Globale. Ce qui nous mène à nous poser la question : où agit-on sur Internet ? Et encore, où agit Internet quand on est un journaliste, un politique, une association, un mouvement de désobéissance civile ? Sur quelle partie “du corps” ?
Les réseaux sociaux, tremplins de la révolution d’aujourd’hui ?
On a tendance à croire que les réseaux sociaux balancent tous les types de messages sans distinction, qu’ils sont donc neutres et que c’est aux émetteur‧ices et aux récepteur‧ices de prendre en compte ce prisme. Or, depuis plusieurs années, on a vu se multiplier les notions de « bulle de confort numérique », les scandales de Facebook dans les élections, ou ces « travailleurs de l’invisibles » contraints à visionner toutes sortes d’horreurs postées sur les réseaux pour en faire une censure manuelle, quand l’intelligence artificielle ne peut plus faire le boulot… Ceci questionne cette vision de la neutralité du médium. On oublie bien souvent que derrière les réseaux sociaux, il y a des humain.es avant tout ; celles et ceux qui écrivent, en font de l’usage, qui les pensent et les créent, qui les manipulent via des algorithmes et qui les censurent. C’est aussi - et avant tout - une affaire humaine.
Dans le cadre des mouvements militants comme Extinction Rébellion, les réseaux sociaux sont le canal de l’expression de la parole étouffée, minoritaire et désobéissante. Ils sont le médium de la voix qui ne pouvait parler aux médias. C’est grâce aux réseaux sociaux qu’Extinction Rébellion a été « médiatisé » en France et ailleurs, s’est lancé et a pu regrouper, rassembler. Internet a été le lieu de la contestation, d’une parole différente qui veut « dire la vérité » et s’opposer aux dogmes et à la vision unilatérale et verticale du gouvernement. C’est le lieu de la parole minoritaire, de la parole contestataire, de la parole qui n’a pas accès aux autres médias. Cela ne veut pas dire que la voix est lisse, sans aspérités, ou pas contradictoire parfois. Elle se construit. Mais elle a le socle commun de la contestation. Ce qui en fait un remède à une société malade dans sa démocratie et dans son rapport à la liberté d’expression.
Plusieurs usages des réseaux sociaux ont été évoqués cette dernière décennie dans les luttes et les révolutions. Les plus connues restent les révolutions des Printemps arabes, souvent qualifiées de 2.0. Nous avons également vu le mouvement #BlackLiveMatter se diffuser par les réseaux sociaux et été uni.es autour de la mort de Georges Floyd, étouffé sous le poids de la police alors qu’il hurlait “I can’t breathe”… L’image, associé au son, devient virale, une lutte encore plus urgente contre ce qu’il se passe parfois loin de chez nous. Plus près, que dire d’une personne des forces de l’ordre qui filme une classe, à genoux pendant plusieurs heures, pendant des manifestations lycéennes et qui se gausse en disant “En voilà une classe qui se tient sage…” ? Le plus drôle : l’image et la séquence vidéo venaient de l’intérieur même de la police, puisque filmé par un policier. Elle a mis en lumière la façon inhumaine dont avait été traités des enfants, des lycéens, avec une méthode qui s’apparente à de la torture. Dans ces contextes-là, l’usage des blogs, réseaux sociaux, sites web permettent la prise de parole de celles et ceux qui n’avaient pas d’autres moyens de s’exprimer, de se rencontrer, de se rassembler, de s’indigner, de “montrer” enfin ce qu’ils et elles vivaient.
Mais n’oublions pas que ces mêmes réseaux sociaux peuvent être le terreau d’idées plus… nauséabondes. Et cette vision unique aujourd’hui fait peur. On ne compte plus le nombre de personnes citoyennes ou politiques qui demandent la dés-anonymisation des réseaux sociaux en pensant que la haine serait enlevée de la toile. La parole sur les réseaux sociaux fait exister… la parole Autre. Même les gouvernements l’ont compris car ils font plus de politique à coups de tweets que d’allocutions et de votes à l’Assemblée Nationale. (On pourrait également parler du rapport quasi-maladif de Donald Trump à Twitter). Ce qui fait peur aujourd’hui aux politiques, ce n’est pas l’essence du message véhiculé, mais sa force contestataire, le fait de livrer cette parole autre. Elle peut être à la fois nauséabonde et bénéfique - à nous de privilégier le remède au poison.
Et le rapport avec la loi Sécurité Globale alors ?
Le problème de la centralisation de la voix se retrouve avec la loi Sécurité Globale. On ne rendrait plus les réseaux sociaux et l’image diffusée pharmacologiques (poison et remède) mais uniquement poison - puisque centré uniquement sur la parole majoritaire, sur l’ordre instauré. Fini les visionnages “remèdes” pour comprendre ce qu’il se passe dans une banlieue éloignée envers une minorité. Disparues, les images d’évacuation des camps aux portes de la cité. Il ne faut pas oublier que le message et son médium forment l’identité des pays et des cultures - au même titre que l’imprimerie a formé des identités culturelles à l’époque de son développement. Empêcher cette identité plurielle, c’est empêcher la démocratie et le contre-pouvoir. Par la vision parcellaire et par l’ignorance, la pensée critique est étouffée et ne peut se développer correctement.
Si définitivement adoptée, la loi sécurité globale va nous forcer à repenser nos moyens de luttes sur les réseaux. Les journalistes sont des allié.es des mouvements citoyens ou de désobéissance - non pas parce qu’iels sont nos « ami.es » ou d’accord avec nous - mais parce qu’iels diffusent une image cadrée différemment de la majorité - notamment sur les réseaux sociaux. Que se passera-t-il demain ? Devrons-nous nous échanger des images imprimées sur papier de violences policières et nous les envoyer par courrier pour diffuser l’information ? Pourrons-nous encore prétendre à mener des actions médiatiques de désobéissance civile - par essence “illégale” s’il nous est impossible de justifier cette action ? S’il nous est impossible de “montrer” la confontation ? Sans parler des abus. Pensez à cette phrase revenue souvent depuis les contestations contre la loi Sécurité Globale « Sans images, pas d’affaire Benalla ». Et c’est un citoyen qui a diffusé ces images-là. C’est la force des réseaux : chacun.e est journaliste citoyen.ne à partir du moment où il ou elle diffuse une information.
Aujourd’hui, le smartphone connecté à Internet est devenu un outil - ou une arme - de dissuasion massive pour les mouvements militants. Scander à un.e policier.e tenté.e de commettre quelques violences sur des manifestant.es au sol « Vous êtes filmé.e » lui rappelle sa position et son « rôle » dans la société. Cela n’empêche pas les abus, mais peut les limiter. Interdire la diffusion des images de policier.es sur le terrain reviendrait à priver militant.e.s, activistes, citoyen.ne.s et journalistes (elles et eux aussi victimes de violences policières) d’une protection sur place - mais aussi d’une protection judiciaire.
C’est pourquoi il est important que ce genre de sujet - la technologie, les images, les réseaux sociaux, soient des sujets embarqués par le peuple. Il faut s’emparer de ces thématiques au risque de les voir disparaitre sous une seule main - celle du gouvernement en place, et de voir disparaître des droits fondamentaux. Une image verticale, dans un sens « policier.es vers manifestant.es » sans retour est une image morte. La force du regard, c’est qu’il est réciproque. Sans réciprocité de l’image et de l’outil numérique (de la diffusion), la parole ne pourra plus être libre puisque sous le prisme unique de ceux qui maintienne la « paix ».
Ces gardiens de la paix deviendront bientôt les gardiens du savoir et de l’histoire.
Si on ne veut pas que notre parole sombre dans l’oubli, il est urgent de se rebeller contre cette loi.
© photo 1 @Terpsik; photos “pas vu pas pris” et “la police tue”: @ev