L’article qui suit ne représente en aucun cas une position générale du mouvement. Il n’engage que ses auteur·rices, désireux·euses de partager au grand public leur propres réflexions sur la Convention

En octobre 2019 débutait en France la Convention citoyenne pour le Climat (CCC), composée de 150 citoyen.nes tiré.es au sort, représentatif.ives de la population française (en âge, genre, niveau de diplôme, catégories socio-professionnelles, zone géographique, type de territoire), avec pour mission de proposer des mesures « structurantes » pour « parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 » ( Lettre de mission du premier ministre (Source)) . Le président s’est engagé à soumettre « sans filtre » leurs propositions par voies parlementaire, référendaire, ou par décret d’application direct. Ce dispositif, se présentant comme « l’anti-Grand Débat », est né d’une négociation entre le gouvernement et le collectif des Gilets Citoyens ( Collectif des gilets citoyens (Source)) suite au mouvement des Gilets Jaunes. Il se rapproche au détail près de l’une des principales revendications portées par XR : la mise en place d’une assemblée citoyenne sur la justice climatique et écologique au niveau national. Alors que le devenir des mesures de la CCC est encore incertain, d’autres Conventions de citoyen·nes verront le jour dans un futur proche. Le présent article a pour objectif de proposer une lecture critique de ce dispositif et d’en soulever les principaux défis qui se posent autant à notre mouvement qu’au reste de la société.

Un dispositif pas si inédit ?

Présentée dans les médias, tant par les Gilets Citoyens que par la communication gouvernementale, comme un dispositif « inédit », la CCC s’inscrit pourtant dans l’héritage d’une histoire récente de la participation citoyenne en régime représentatif. Dans une société de plus en plus complexe, où le pouvoir politique se voit constamment remis en question, la participation citoyenne s’est progressivement imposée dans l’élaboration des politiques publiques comme une évidence. Pourtant, cette évidence ne recouvre pas forcément des significations similaires pour toutes les parties prenantes : idéal d’émancipation populaire pour les un·es, efficacité managériale de gestion des conflits sociaux pour les autres, ce « renouvellement démocratique » qui prend appui sur l’institutionnalisation des budgets participatifs, des conseils de quartier, des concertations publiques sur de grands projets, etc., se révèle en réalité très ambivalent ( Blondiaux L., Le nouvel esprit de la démocratie, La République des idées, Seuil, 2008 ) .

Plus récemment encore, c’est sur le modèle délibératif de la démocratie que ce « renouvellement » prend forme, tout en faisant renaître de ses cendres la pratique politique du tirage au sort. La nouvelle recette consiste en la sélection aléatoire d’un échantillon représentatif de la population (ce qu’on appelle un « mini-public»), dont le but est de délibérer selon une procédure de débat contradictoire sur une problématique définie à l’avance. La décision qui en découlera sera considérée comme juste et légitime, parce qu’elle sera issue d’une délibération « éclairée », entre citoyen·nes « raisonné·es » et impartiaux·ales. La CCC, tout comme l’Assemblée citoyenne revendiquée par XR, s’inscrit précisément dans ce modèle qui trouve ses sources dans de nombreux pays. L’OCDE, dans un rapport sorti en 2020 ( OCDE, Innovative Citizen Participation and New Democratic Institutions, Catching the Deliberative Wave, juin 2020 ) , recense plus de 280 dispositifs délibératifs dans les pays membres de l’organisation, dont 177 rien qu’entre 2011 et 2019 :

Nombre de processus délibératifs recensés chaque année par l'OCDE entre 1986 et octobre 2019 (Source )

La majorité d’entre eux sont mobilisés au niveau local sur des thématiques liées à l’aménagement urbain, tels que les jurys citoyens allemands, mais on retrouve aussi des Assemblées citoyennes à des niveaux nationaux ou fédéraux, plus propices au traitement de grandes questions de société : L’Assemblée Irlandaise ( Courant D., Les assemblées citoyennes en Irlande, La vie des idées, 2018 (Source)) , qui a directement inspiré la revendication de notre mouvement ainsi que l’architecture de la CCC, en fait partie. Variant les méthodes de sélection, de délibération et de décision, ces dispositifs partagent avec la démocratie participative une ambition commune de « démocratiser la démocratie ».

Cependant, un regard macroscopique sur le bilan de ces dispositifs nous oblige à considérer que les « cibles » de la démocratie participative et délibérative ne s’en sont pas trouvées plus « émancipées » qu’avant, et que les conflits internes à nos systèmes politiques et économiques ont même redoublé de violence ( L’efondrement a commencé, il est politique, A. Bertho (Source)) . Et pour cause, la fonction de la plupart de ces dispositifs est essentiellement consultative, alors même que le sens de la participation politique se rétracte sous le rouleau compresseur d’un capitalisme néolibéral de plus en plus autoritaire. Ces nouveaux espaces délibératifs où s’exprime la parole « ordinaire » des citoyen·nes sont entièrement dépendants de la décision finale des élu.es qui les ont convoqué.es. Ils visent généralement à compléter le régime représentatif, plus qu’à le transcender ou le subvertir. Pire, ils peuvent s’apparenter, d’après Loïc Blondiaux, à un nouvel « art de communiquer » où « l’enjeu réel est bien plus de signifier l’enjeu de faire participer que de faire participer réellement » ( Blondiaux, Ibid. ) . C’est d’ailleurs ce que suggère la réforme à venir du Conseil Economique Social et Environnemental qui a accueilli la CCC tout au long de ses travaux ( Les avocats de la démocratie participative étrillent le projet de réforme du Cese, La Croix, 9/07/2020 (Source)) .

Le premier défi qui se pose immédiatement à la lecture de ce « bilan », est donc de bien comprendre les limites inhérentes aux dispositifs participatifs et délibératifs dans le système politique et économique actuel.

Si la CCC a bien ceci d’original que ses propositions sont liées à un engagement présidentiel, et fait miroiter par-là la perspective d’une démocratie directe et radicale, elle ne peut que difficilement jouer un rôle de contre-pouvoir lorsque les règles du jeu sont sans cesse redéfinies par le pouvoir en place. Cette question se pose de la même façon pour les Assemblées citoyennes promues par notre mouvement. En transposant un modèle consultatif d’inspiration irlandaise dans un régime hyper-présidentiel français, nous courrons tout simplement le risque de redonner au pouvoir la légitimité qu’il avait pourtant perdue pour mener à bien ses propres projets… Ainsi, la transférabilité d’un dispositif standard d’un pays à un autre, n’est pas forcément susceptible de produire des résultats similaires. Si la CCC a vu le jour dans le cadre du mouvement des Gilets Jaunes, les autres Conventions et « Assemblées du futur » qui verront peut-être bientôt le jour devraient repenser radicalement leur articulation avec la décision politique dans un système verrouillé par la « monarchie présidentielle », quitte à revoir leurs propres fonctions. Il en va de la possibilité de proposer au système une voie de sortie radicale.

Le risque du consensus

Discours d’Emmanuel Macron le 29 juin face aux citoyen·nes de la CCC (Source Élysée)

Pour sortir du système, justement, une voie semble toute tracée pour la CCC, soulevant pourtant de lourdes ambiguïtés : c’est celle du consensus autour d’une question climatique qui semble encore bien insoluble, malgré toutes les bonnes intentions déjà affichées. Peu avant sa mise en œuvre en octobre, Cyril Dion voyait déjà dans la CCC un moyen de donner au gouvernement la légitimité de prendre des mesures nécessaires mais a priori impopulaires pour le climat (comme la limitation des déplacements en voiture), en passant par l’épreuve du consensus délibératif ( Cyril Dion et le climat : “Je suis là pour claquer la porte si nécessaire…“, Arrêt sur Image, 20/09/2019 (Source)) . Et bien malgré notre « écolo préféré », le gouvernement s’aligne aussi sur un discours relativement proche, consistant à vouloir faire passer une taxe carbone tant décriée par la petite porte de l’acceptabilité citoyenne (aka : « on ne vous a pas bien expliqué, donc on recommence ») ( Vers une hausse de la taxe carbone après 2020 ? “La Convention citoyenne sur le climat se penchera sur cette question”, Europe 1, 22/09/2019 (Source)) . La mission des 150 citoyen·nes de la CCC semble donc avoir été conditionnée par ce même objectif de trouver ce qui, dans cette « France en miniature » qu’ils·elles représentent, pourrait contenter le plus de monde. Et le consensus a été trouvé : Parmi les 149 propositions adoptées à la dernière session, la plupart ont été votées à une large majorité (plus de 90% des voix). Cette approbation générale semble d’ailleurs se retrouver dans l’ensemble de la population, comme le laisserait présager le récent sondage commandé par le Réseau Action Climat, qui montre que de nombreuses mesures de la CCC reçoivent le soutien d’une large majorité des français·es ( “Convention Citoyenne pour le Climat, qu’en pensent les Français ?”, sondage Elabe/Réseau Action Climat, juin 2020 (Source)) .

Le résultat des votes des 150 n’est pourtant pas si étonnant si l’on regarde les procédures choisies tout au long des délibérations : d’après les citoyen.nes eux·elles-mêmes, le temps accordé à leurs discussions ensemble ou par groupe thématique restreint n’a probablement pas été suffisant pour traiter certains sujets potentiellement conflictuels (la question énergétique notamment ou celle des accords de libre-échange qui a failli passer à la trappe) ; l’intervention des expert·es sur certains sujets manquait d’une animation visant à présenter leur avis comme contradictoires, rendant l’ensemble de leurs apports plutôt consensuels ; le mandat lui-même, revu à la baisse par le gouvernement (la proposition initiale consistait en une réduction de 60% des émissions de GES), invitait à des propositions plus mesurées, aptes à satisfaire le plus grand nombre. On pourrait également ajouter que la répartition en sous-groupes thématiques (se loger, se nourrir, se déplacer, produire/travailler, consommer), n’a pas facilité la remise en cause du cadre même dans lequel s’inscrivent ces catégories, et la proposition de voies autrement plus radicales et conflictuelles dans le processus de délibération. L’ensemble de la procédure a donc orienté les échanges de façon à dégager tout à la fois ce qui pouvait mettre les citoyen·nes d’accord entre eux·elles, mais aussi l’ensemble de la population, rentiers, pollueurs et multinationales comprises. Les citoyen·nes ne s’y sont d’ailleurs pas trompé.es en refusant de voter une mesure structurante pour l’avenir de notre modèle productif : la semaine de 28h… pas assez « réaliste »… ou plutôt trop conflictuelle ? ( Requiem pour l’audace de la Convention Citoyenne pour le Climat, Désobéissance Écolo Paris (Source)) L’auto-censure serait-elle donc de mise ? A en croire Thierry Pech, co-président du comité de gouvernance de la Convention, c’est la censure même par Emmanuel Macron de la proposition de limitation de vitesse à 110 km/h sur les autoroutes, qui aurait été vécue comme un « soulagement », au regard des mauvaises réceptions de cette mesure par l’opinion publique ( “« La convention citoyenne pour le climat a été tiraillée entre la radicalité de l’ambition et la recherche du consensus »”, Le Monde, 13/07/2020 (Source)) . C’est donc sur une ligne de crête qu’ont dû évoluer les citoyen·nes de la CCC, partagé.es entre la volonté d’en faire beaucoup, sans toutefois en faire trop, au risque de voir leurs travaux immédiatement rejetés par le gouvernement et la population. Loin de leur jeter la pierre, nous pouvons déjà saluer leur infatigable volonté à démêler les nœuds que d’autres n’ont pas voulu démêler à leur place.

Néanmoins, la CCC ne peut que nous interroger sur la capacité de ces Assemblées citoyennes à répondre à l’urgence climatique en « embarquant tout le monde », comme si, par magie, les rapports de domination qui conditionnent nos expériences de vie en société s’effaçaient devant l’indépassable consensus citoyen. Comme le dirait le philosophe Pierre Charbonnier, « l’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise » ( “L’écologie ne nous rassemble pas, elle nous divise”, Le Monde, 14/05/2020 (Source))  : nous ne sommes pas tous et toutes dans le même bateau et dire le contraire reviendrait à invisibiliser les inégalités sociales qui sont au cœur de la question climatique, et donc à s’empêcher de trouver les réponses adéquates. Chercher du consensus précisément là où il n’existe pas (et ne devrait jamais exister) limiterait les perspectives de transformation radicale du système. Une Assemblée citoyenne tirée au sort peut-elle sortir de cette impasse ?

Nous pourrions arguer qu’en modifiant la procédure de délibération, nous laisserions place à la représentation d’avis radicalement opposés sur la question, qu’en paramétrant le dispositif comme il se doit, nous pourrions en changer sensiblement les résultats. C’est vrai dans une certaine mesure, mais cela n’écarte pas un obstacle important : les citoyen·nes qui composent les « mini-publics » de ces Assemblées finissent par se constituer en un véritable collectif de travail, unifié par l’expérience sociale que représente ce protocole de délibération, comme cela a pu être le cas pour les 150 de la CCC. Difficile, dans ce cas, d’imaginer qu’alimenter un conflit d’idées plus important qu’il ne l’a été jusqu’ici au sein de ce collectif puisse lui permettre de répondre efficacement à son mandat sans qu’il ne se délite et fasse imploser tout le dispositif avec lui. C’est bien la preuve que ce n’est pas la fonction première des Assemblées citoyennes qui, dans le prolongement de l’expérience des « Jurys citoyens » ou des « Conférences de consensus », visent à produire des décisions justes parce que reposant sur un accord quasi-unanime, négocié par le biais d’une délibération équitable. En somme, les « mini-publics » tirés au sort seraient, de façon presque automatique, porteurs de consensus.

Se trouve donc ici le deuxième défi : l’expression des désaccords profonds devrait trouver sa place dans les institutions d’une démocratie digne de ce nom, et voir émerger au cœur du débat écologique des propositions touchant à la nature même du système politico-économique . Les Assemblées citoyennes tirées au sort sont-elles à la hauteur de la tâche ?

Ce défi est d’autant plus nécessaire à résoudre qu’il existe un risque majeur de voir le « consensus » citoyen produit par ces dispositifs instrumentalisé par celles et ceux qui estiment les alternatives impossibles. Une telle assemblée pourrait par exemple mettre à disposition du pouvoir politique un « mini-public docile », garant de la « paix sociale », à partir duquel serait remise en question la démocratie « sauvage » et « déraisonnable » de la rue, celles des masses désobéissantes que nous souhaitons aujourd’hui incarner. Se retournant contre nous, elle hiérarchiserait les différents modes d’expression de la parole citoyenne au nom d’une pseudo « impartialité », similaire à celle qui régirait la loi du marché.

Le retour des Khmers verts

On pourra également observer que cette recherche quasi-désespérée du consensus, en plus d’être périlleuse, s’avère aussi bien illusoire. A peine sorties dans la presse les propositions des citoyen·nes ne sont pas passées inaperçues auprès des commentateur·rices professionnel·les des grands médias (pour ne pas les qualifier de journalistes) qui ne sont pas privé·es de leur éternel puritanisme condescendant : les 150 citoyen.nes deviennent à leurs yeux des « khmers verts » (bienvenue au club les ami.es), des « décroissant·es » (une insulte ?), des « néomalthusianistes » (oui oui), proposant une « écologique punitive » ou un « retour à l’économie du confinement »… Face à ce qui aurait pu passer pour des mesures de « bon sens citoyen », c’est en réalité un pan entier de la classe politique médiatique qui prend soudainement peur et enrage de voir ne serait-ce que 150 citoyen·ne·s parmi des millions d’autres souhaiter un autre futur que celui qui leur a toujours été imposé.

Une ligne de fracture réapparaît sous nos yeux, presque naturellement. C’est que certaines mesures proposées par la CCC, bien qu’elles n’ébranlent pas le système dans ses fondements, viennent en effet se heurter directement à des intérêts solidement installés dans les rapports de domination qui entretiennent la destruction du vivant et que traduit la violence des réactions : la mise en place d’un crime d’écocide permettrait par exemple d’identifier les responsables du ravage en cours ; la réduction par deux de l’artificialisation des sols porterait un coup d’arrêt à notre politique d’aménagement commercial et tuerait dans l’œuf de nombreux grands projets inutiles ; l’interdiction de la publicité pour des produits fortement émetteurs de gaz à effets de serre pourrait susciter de fortes interrogations sur le sens même de la publicité dans une société consumériste ; quant aux propositions de taxation des transactions financières et de rétablissement de l’ISF pour financer ces mesures, elles iraient à rebours des idéologies profondément inégalitaires qui condamnent tout changement de système. Quel que soit le débouché de ces mesures, leur seule réception médiatique est un signe de la qualité du travail effectué par les 150, et nous ne pouvons que les en remercier !

Mais si certaines de leurs propositions ont obligé les tenant·es de la « croissance verte » à signifier au grand public leur opposition à toute perspective réelle de changement, au moyen d’une violence verbale qui nous est de plus en plus familière, qu’en aurait-il été de propositions beaucoup plus conflictuelles (sur le temps de travail dans le contexte de la relance économique par exemple) ? Nous pouvons déjà faire l’hypothèse que rien n’arrêtera le pouvoir en place dans ses tentatives d’instrumentalisation politique comme dans son expression médiatique… et la volonté de rassembler encore moins ! Alors autant ne pas priver les Assemblées citoyennes de déroger à ce dernier principe. Mais pour cela, il ne suffira pas de s’adresser au seul pouvoir politique, comme a pu le faire la CCC avec Emmanuel Macron. C’est une discussion avec l’ensemble du peuple que les Assemblées citoyennes devraient porter et c’est le troisième défi qui se pose à notre revendication.

Sortir la délibération de son « mini-public »

Assemblée populaire lors de l'occupation du centre commercial Italie 2 (5 octobre 2019, Paris)

L’une des caractéristiques fondamentales des Assemblées citoyennes consiste en la convocation par le tirage au sort d’un échantillon statistiquement représentatif de la population. Ce « mini-public » (représentation miniature du « grand public ») vise essentiellement à donner à voir ce que l’ensemble de la population serait amenée à penser si tous ses membres avaient pu délibérer dans les meilleures conditions possibles : par l’écoute attentive et bienveillante d’avis contradictoires, par l’échange mutuel d’opinions, par la persuasion des un.es et des autres mis.es sur un même pied d’égalité dans la discussion. Ces conditions de délibération étant bien évidemment impossibles à satisfaire pour des raisons démographiques (on ne fait pas délibérer 66 millions de personnes en même temps) et politiques (les inégalités structurelles empêchent la discussion entre égaux·les), les « mini-publics » tirés au sort résolvent ce double problème de l’idéal délibératif en le soustrayant à la masse du peuple pour mieux le reconstruire dans l’espace clos et « assaini » de dispositifs innovants. C’est ainsi qu’ont notamment été pensés les « sondages délibératifs » de James Fishkin, pionnier en la matière ( James Fishkin, architecte de la démocratie pure, Libération, 22/02/2017 (Source)) .

Ainsi coupée du reste de la société, sa version miniature se confronte à un conflit de légitimité, que certain.es citoyen·nes de la CCC ont d’ailleurs interrogé lors des votes de validation du contenu de leur rapport final en contestant la phrase d’introduction « nous sommes des citoyens comme les autres » ( Tweet de Thomas Baïetto, journaliste France Info (Source)) . Si les citoyen·nes ont pu démontrer que les grandes questions de société ne peuvent être réservées à des représentant.e.s politiques élu.es, le processus d’apprentissage délibératif par lequel ils et elles sont passé·es les sépare de l’ensemble de la population, qui n’a pas pu bénéficier de leur expertise acquise au sein de la CCC. Leur avis, alors même qu’il devait représenter celui d’une population de 66 millions d’habitant.es, finit donc par n’être représentatif que de 150 d’entre eux et elles.

De cet aveu d’illégitimité découle un autre, plus implacable encore : tiré·es au sort, les citoyen·nes de la CCC ne disposent pas du consentement de la majorité du peuple à prendre des décisions qui s’appliqueraient à celui-ci. En ce sens, nous ne pourrions tenir en rigueur certaines attaques issues des franges les plus réactionnaires de la sphère politique, comme celles du député européen LR François Xavier Bellamy : « Je ne sais pas qui sont ces gens, je ne sais pas quelle est leur légitimité, je ne sais pas quelle est leur vision politique, je n’ai pas voté pour eux, je ne vois pas au nom de quoi (leur) décision (…) devrait s’imposer à moi comme citoyen » ( Marine Le Pen désespérée par la Convention citoyenne pour le climat, Le Huffington Post, 22/06/2020 (Source)) . Si le député n’a pas encore appliqué ce constat à sa propre situation (et à celle de l’ensemble du régime représentatif au demeurant), il formule ici une impasse qui devrait toutes et tous nous inquiéter quant au devenir de ces Assemblées citoyennes et de la force des propositions qu’elles sont supposées porter pour le climat, une fois confrontées à l’épreuve du consentement majoritaire du reste de la société.

On trouve donc ici un défaut majeur de ces dispositifs, qui d’après la politologue Simone Chambers, ont abandonné la « démocratie de masse » et la possibilité d’une délibération élargie à tout le corps social, au profit de dispositifs restreints où les conditions jugées parfaites de délibération limiteraient l’influence des passions populaires et de l’autorité des meilleur.es orateur.rices ( Chambers S., « Rhétorique et espace public : la démocratie délibérative a-t-elle abandonné la démocratie de masse à son sort ? », Raisons politiques, n°42, 2011 ) . Mais si nous pouvons (et devons) encore nous passer des figures d’autorité dont les prêches s’orientent en fonction des résultats électoraux, pouvons-nous encore faire l’impasse des passions populaires qui peuvent (et doivent) impulser dès maintenant une transformation profonde de nos modes de vie ? La raison délibérative ne peut plus appartenir aux seuls « mini-publics ». Elle doit aujourd’hui en sortir et trouver un large écho au sein de l’ensemble de la population, s’habiller de ses passions politiques, infuser dans l’espace public la question écologique dans son sens le plus large, confronter cette « vérité » du changement climatique qui nous est chère à celle des divisions sociales qui structurent la société. Ce serait là une grande victoire pour les Assemblées citoyennes, que d’être porteuses d’un tel débat. Mais à quelles conditions ?

L’une des solutions consisterait à répliquer le dispositif partout où il se peut, de préférence au plus près du vécu des citoyen·nes, par exemple au niveau communal. Cela nécessiterait pour nous, Extinction Rebellion, de réinvestir les dispositifs participatifs déjà présents sur les territoires et de leur donner un second souffle, légitimé entre autres par une pratique étendue du tirage au sort. D’autres estiment que la publication des mesures d’une telle Assemblée pourrait être suivie d’un large débat au sein de l’ensemble de la population comme le propose François Gemene pour la Convention Citoyenne pour le Climat, imaginant des « États généraux du climat », mobilisant les 35 000 maires de France pour « asseoir la légitimité démocratique des propositions » ( « Les propositions de la convention citoyenne pour le climat portent davantage sur les obligations des citoyens que sur celles de l’Etat », tribune de François Gemene, Le Monde, 3/07/2020 (Source)) . Une autre voie encore, pourrait s’orienter vers un changement profond de la nature du dispositif afin de l’articuler avec un référendum d’initiative citoyenne (RIC), comme cela se pratique déjà aux États-Unis : dans l’État d’Oregon, les citoyen·nes peuvent soumettre au référendum une proposition de loi en recueillant 8% du soutien de la population ; ce seuil permet de convoquer un « mini-public » tiré au sort qui, après avoir écouté l’ensemble des prises de positions sur le sujet, délivrera à toute personne en âge de voter une brochure contenant les informations factuelles sur le sujet soumis au référendum ( Knobloch R. K., Gastil J., Reitman T., « Délibérer avant le référendum d’initiative citoyenne : l’Oregon Citizens’ Initiative Review », Participations, n°23, 2019 ) . Il s’agirait dans ce cas d’abandonner l’idée d’une Assemblée citoyenne s’adressant au pouvoir politique et privilégier des assemblées politiquement autonomes, convoquées à l’initiative du peuple, et s’adressant directement à ce dernier dans une fonction purement informative, en lui laissant liberté de la décision finale. Bénéficiant ainsi d’une légitimité populaire, ce type d’assemblées aurait aussi l’avantage de s’ancrer pleinement dans les revendications des dernières luttes sociales en France, et notamment celle du RIC promu par les Gilets Jaunes. Toutefois, cette dernière solution ainsi que toutes celles qui envisageraient une proposition institutionnalisée de démocratie délibérative et directe par le référendum ou une obligation de prise en compte de résultats de ces Assemblées dans la décision politique en régime représentatif impliqueraient nécessairement un changement de constitution. Il est possible, et envisageable, que ce soit là la conclusion à laquelle amènerait notre quatrième revendication. Dès lors, nous pourrions également estimer qu’une Assemblée citoyenne constituante soit le dispositif le plus à même de répondre à nos espoirs de changement.

Mais une autre solution, qui est potentiellement la plus importante, n’a pas été abordée : celle de la mobilisation populaire. Les dispositifs délibératifs qui ont réussi ont pu s’appuyer sur l’implication forte des mouvements sociaux comme l’Assemblée citoyenne irlandaise. Imputer uniquement à celle-ci la victoire du « oui » au référendum de 2018 sur l’avortement reviendrait à invisibiliser les luttes féministes historiquement mobilisées sur ce combat depuis des années et plus particulièrement durant la campagne référendaire ( Courant D., « Les assemblées citoyennes en Irlande, Tirage au sort, référendum et constitution », La Vie des Idées, 2019 (Source)) . Dans le cas de la CCC, il incombe aux luttes sociales dont nous sommes les acteur.rices de porter haut et fort dans toute la société la question qui été posée aux 150 citoyen.nes afin de lui donner la résonnance nécessaire à des transformations d’ampleur. Et au-delà même de la seule question écologique, c’est l’idéal démocratique qui lui est inhérent que nous devrions faire valoir partout en dehors de nos propres cercles d’auto-organisation : dans les Maisons de l’Écologie et des Résistances (MER) et dans les Maisons du Peuple, sur les ZAD et les Ronds-points, au sein des AG syndicales ou des assemblées occupant l’espace public, dans les associations comme dans les entreprises se trouvent les moyens d’instituer durablement des espaces de liberté et d’émancipation politique qui, dans le prolongement de notre revendication principale, légitimeraient le passage au « Monde d’après ».

Ce troisième défi des Assemblées citoyennes, qui touche à leur réinscription dans l’ensemble du corps social et politique, pose ainsi la question des possibilités d’un véritable auto-gouvernement démocratique ainsi que le dirait Yves Sintomer, chercheur en sciences politiques : « […] à partir du moment où le tirage au sort n’institue pas le gouvernement de tous sur tous mais sélectionne un échantillon représentatif des citoyens, il ne peut contribuer à la formation d’une citoyenneté active et d’une culture civique de la même manière qu’il le faisait à Athènes ou à Florence. […] A se restreindre à une cité en miniature, on courrait le risque de promouvoir des débats qui seraient découplés des logiques sociales réelles. Pour pouvoir véritablement peser sur la décision, il faut au contraire articuler la participation institutionnelle avec la mobilisation civique. Les dispositifs qui recourent au tirage au sort incarnent une logique démocratique forte mais qui ne tient pas toute seule » ( Sintomer Y., Petite histoire de l’expérimentation démocratique, tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011 ) . Dans cette optique, Extinction Rebellion dispose d’un rôle essentiel à jouer…

Conclusion : La CCC et Extinction Rebellion, une destinée commune…

La Convention Citoyenne pour le Climat offre à notre mouvement une expérience directe des potentialités et des impasses que recouvre un tel dispositif. Plusieurs enseignements sont dès à présent à notre portée et représentent des défis importants pour les Assemblées citoyennes que nous appelons de nos vœux :

  • Ces assemblées, bien loin d’instituer d’emblée une démocratie « radicale », visent le plus souvent à compléter la démocratie représentative et non à proposer un véritable contre-modèle de société. Cela peut-être un choix de notre part, de ne vouloir qu’un dispositif dont la finalité sera essentiellement consultative. Il faudra alors s’interroger sur l’influence que de tels dispositifs pourront avoir sur la prise de décision politique au sein de la Vème République et se garder de transposer tel quel des outils politiques qui ont fait leur preuve dans des contextes socio-politiques bien différents

  • Les assemblées citoyennes produisent le plus souvent du consensus sur des sujets clivants. Cela n’est pas une mauvaise chose en soi… Sauf dans le cas où, face à l’urgence climatique, l’expression radicale des clivages politiques devient une nécessité pour accéder à des solutions qui « sortent du cadre » et viennent bousculer le système dans sa nature profonde. Souhaitons-nous faire du consensus une orientation stratégique de notre combat, nous qui promettons une écologie sans concessions ?

  • Les assemblées citoyennes ne se suffisent pas à elles-mêmes. Enfermant la délibération sur des sujets vitaux au sein de « mini-publics » tirés au sort, elles en excluent par la même occasion le reste de la population. Reconnecter ces espaces institutionnels restreints avec la « démocratie de masse » deviendrait alors une fonction essentielle à occuper.

Par conséquent, l’expérience de la CCC enjoint notre mouvement à reconsidérer sa propre vision de la démocratie, et donc du monde qu’il souhaite faire advenir. Nous portons déjà en notre sein un idéal d’autonomie politique à travers l’horizontalité et la décentralisation de notre organisation. Dans quelle mesure notre demande d’Assemblées citoyennes représentera au mieux ce que nous incarnons déjà au quotidien ?

Pour conclure, si la CCC a bien montré une chose, c’est qu’il a été jugé que les conditions d’une délibération de qualité entre individus égaux.les ne pouvaient être réunies momentanément que dans le cadre d’assemblées à huis-clos, où les citoyen·nes se trouvaient nécessairement « extirpé.es » des principales sphères qui gouvernent notre monde moderne :

  • La sphère capitaliste : à chaque weekend de la CCC, les citoyen.nes actif.ives sortaient du travail salarié et s’engageaient dans un travail délibératif pour lequel ils·elles étaient indemnisé.es par la collectivité

  • La démocratie représentative : en étant tiré.es au sort pour effectuer ce travail, les citoyen·nes s’opposaient à l’idéal élitiste et aristocratique (le gouvernement des « meilleur.es ») que représentent les élu.es politiques.

  • La communication des médias de masse : par opposition à une « démocratie des opinions », en proie à l’omnipotence des sondages dans la formation d’une opinion publique et au manque criant de pluralisme dans les médias, les citoyen·nes ont dû s’appuyer sur l’utilisation d’expertises prises directement à la source, pour se faire une opinion « raisonnée » sur un sujet d’importance.

Ce conditionnement qui guide la plupart des dispositifs délibératifs devrait nous interroger sur les conditions déplorables dans lesquelles se trouvent nos « démocraties » et sur la possibilité donnée à chacun.e d’y exercer sa citoyenneté en toute liberté. En sommes, ce n’est pas les citoyen.nes que l’on devrait soustraire à ce système pour délibérer mais le système lui-même que l’on devrait soustraire aux citoyen.nes ! A quand la révolution ?

Références