« Je ne suis quand même pas si manipulable » dit-il en se servant un Coca et en rallumant CNews.
Dans le deuxième épisode, tu as compris que, non seulement c’est principalement un fonctionnement inconscient de notre cerveau qui cause nos tourments bioclimatiques, mais qu’en plus ça a l’air plus ou moins câblé en dur. Plutôt mal barré, donc. Avant d’en arriver aux quelques notes ténues d’optimisme de l’épisode 4, nous allons maintenant nous replonger dans les mécanismes surprenants de notre système « rapide » de prise de décision.
Selon Eric Singler, dans son ouvrage Green Nudge, les facteurs influençant le système rapide peuvent être regroupés ainsi :
- Facteurs sociaux
- Facteurs situationnels
- Facteurs personnels
Facteurs sociaux
L’avis des autres, au sens large, compte beaucoup pour nous. C’est un puissant facteur d’influence de nos comportements. Il exerce cette influence par le biais des normes sociales, c’est-à-dire les règles non écrites de conduite en société, du jugement que nous portons sur telle ou telle personne, qui va influencer notre jugement sur ses paroles ou actes, de l’effet de réciprocité, qui nous pousse à adopter un comportement adapté en réponse au comportement de l’autre, de notre sens de l’équité, qui nous pousse à agir de façon éthique et juste, de la pression du groupe, qui a tendance à nous faire suivre le troupeau indépendamment de notre opinion personnelle.
Ainsi, en plaçant l’affiche d’un œil en gros plan juste au-dessus de la tirelire pour les frais partagés d’un service sur le lieu de travail, les scientifiques ont observé une augmentation de 200% de la collecte !
Facteurs situationnels
Contrairement une fois de plus à l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, nos décisions dépendent fortement du contexte dans laquelle nous prenons celles-ci, et pas seulement de ses composantes rationnelles. Ces facteurs sont :
- la saillance, c’est-à-dire le fait d’avoir un facteur de choix particulièrement présent en tête au moment de prendre la décision — un des secrets de l’efficacité du lobbying ?
- les options par défaut, qui sont choisies préférentiellement simplement du fait qu’elles sont proposées en premier : si comme moi vous préférez le café sans sucre, n’avez-vous jamais été surpris par le fait que les machines à café des lieux publics vous mettent par défaut une dose de sucre ? Ne vous posez plus la question, c’est probablement fait exprès, et ça sert les intérêts de l’industrie sucrière
- la simplicité : nous n’aimons pas avoir à nous creuser la tête, nous allons vers les options dont l’intérêt est simple à comprendre
- le cadrage, c’est-à-dire la manière dont les options de choix sont présentées les unes par rapport aux autres.
Facteurs personnels
C’est le poids de notre histoire personnelle, nos habitudes au sens large : les choix que nous faisons dans tel ou tel type de circonstance, ou notre manière usuelle de réagir à tel type de situation. Ma marque préférée de yaourt, ma place habituelle en cours / réunion…
C’est aussi le poids de nos émotions, qui surpasse bien souvent celui de notre raison pour ce qui est de déterminer nos choix. Notablement, un gain d’un montant donné pèsera positivement moins qu’une perte du même montant ne pèsera négativement (aversion à la perte). Ou encore, un gain d’un montant donné sera perçu comme moindre s’il est mis en comparaison avec une somme importante, que si la somme est plus faible (biais de comparaison à un point de référence).
Les biais
Ces facteurs sont frappés de 6 biais fondamentaux :
- le biais d’inertie
- le biais de sur-confiance
- le biais de confirmation
- le biais du temps présent
- le biais de disponibilité mentale
- le biais de l’affect
- Le biais d’inertie
Il fait que nous n’aimons pas le changement en tant que tel
- parce que nous fonctionnons majoritairement avec le système rapide, et que changer nous oblige à renoncer à nos habitudes qui nous font gagner tant de disponibilité mentale (vitale à l’époque où il fallait se prémunir des prédateurs)
- parce que le fonctionnement par habitude fait économiser énormément d’énergie au cerveau
- parce que nous aimons ce qui est familier, du fait que cela nous est familier, indépendamment des autres critères de préférence : la répétition crée la familiarité, puis la familiarité la préférence ; en termes évolutifs, l’espèce survit mieux si ses membres se fient à leurs habitudes, qui n’ont pas empêché leur survie jusque là, plutôt qu’à la nouveauté, qui pourrait les tuer
Le biais de sur-confiance
Ce biais se décompose en trois sous-composantes
- La sur-confiance dans la pertinence de son jugement global : quand on émet un jugement, on pense avoir raison dans ce qu’on dit. Ça paraît presque tautologique, mais pourtant combien de fois cela ne nous enferme-t-il pas dans l’erreur ? Autrement dit, nous ne doutons pas du tout assez de nos propres jugements.
- La sur-confiance dans la précision de son jugement : non seulement on ne se remet pas assez en cause dans ce qu’on dit, mais nous pensons que notre jugement couvre davantage de facettes du sujet que ce n’est le cas.
- La sur-confiance dans ses propres performances par rapport à celles des autres : chaque automobiliste se dit meilleur conducteurice que la moyenne…
--> Pour ce qui est de l’urgence environnementale, ce biais est très problématique, et explique pourquoi l’argument du « on trouvera bien une solution plus tard », dont usent et abusent avec tant de cynisme les défenseurs du statu quo, est si efficace malgré sa totale irrationalité.
Le biais de confirmation
« Tu ne vois que ce que tu veux voir ! » Ce reproche qu’on s’adresse parfois dans une discussion animée sous-entend parfois une accusation de mauvaise foi chez l’autre, tant nous avons l’impression qu’iel nie l’évidence. Et pourtant l’autre est bien souvent sincère ; iel est juste victime de son biais de confirmation.
L’acte de percevoir est ressenti comme un acte totalement objectif : nous verrions ce qui est, et même tout ce qui est. En réalité, dès le stade de la perception, nous opérons inconsciemment une sélection. Nous « choisissons » de (perce)voir ce qui conforte nos jugements habituels, et sommes aveugles et sourds au reste. Un phénomène est ambigu ? Nous l’interprétons en notre faveur.
Cet effet a ceci de particulier qu’il est d’autant plus fort que la personne est impliquée émotionnellement dans le sujet, et qu’il s’étend dans le passé avec une capacité à réécrire l’histoire.
--> Sur les questions environnementales, l’effet combiné des biais de sur-confiance et de confirmation fait qu’une personne climatosceptique « de bonne foi » s’accrochera naturellement dans le débat public et scientifique aux quelques faits ou arguments encore dans le sens de sa conviction, même s’ils sont noyés dans un océan de preuves étayées et solides allant à son encontre.
Le biais du temps présent
C’est celui qui nous fait procrastiner, repousser au lendemain ce qui est compliqué pour privilégier ce qui est agréable aujourd’hui. Dans ce mécanisme qui préside à nos choix, le poids mis sur un bénéfice futur est faible par rapport à celui mis sur l’inconvénient présent qui permettrait de l’obtenir. Pour être en bonne santé demain, il faudrait que je fasse du sport aujourd’hui, mais la gêne de se mettre au sport aujourd’hui me pèse plus que ne m’attire le gain perçu d’être en meilleure santé un jour peut-être.
Le biais de disponibilité mentale
Lorsque nous prenons des décisions au quotidien, nous ne faisons pas la liste exhaustive de tous les critères de choix pertinents, mais ** nous nous en tenons à ceux qui nous viennent à l’esprit en premier**, parce que tout simplement notre « bande passante » est limitée.
--> Ainsi, seul.e.s les écologistes convaincu.e.s, pour qui les questions environnementales sont vraiment au premier plan, intégreront naturellement ces questions dans leurs choix quotidiens. Ce qui ne veut pas dire que les autres ne sont pas sensibles à ces questions — mais, comme d’autres critères de choix (le confort, le coût, etc.) leur viennent à l’esprit en premier, ce sont ces critères-ci, et seulement ceux-ci au détriment des autres, qui prévaudront au moment du choix.
Le biais de l’affect
Ce biais nous rend beaucoup plus sensible à une sollicitation qui mobilise nos émotions qu’à celle qui ne s’adresserait qu’à notre raison. Pour collecter des fonds contre la famine, dites que les fonds sauveront tel enfant dont vous montrez la photo, plutôt que combien de milliers d’enfants risquent de mourir.
--> Et il est malheureusement encore compliqué de parler de dérèglement climatique sur un mode émotionnel… alors c’est le discours rationnel qui est privilégié, avec les courbes, les chiffres… malgré le fait que ce type de discours peine à convaincre.
Ces biais forment un cocktail qui malheureusement concorde parfaitement à faire de nos problèmes environnementaux actuels une catastrophe future : des conséquences négatives perçues comme loin dans l’avenir et encore en grande partie invisibles pour la majorité, donc peu génératrices d’affect, une nécessité pour y faire face d’avoir à changer nos habitudes vers un moindre confort dans presque toutes les facettes de notre quotidien…
Mais c’est bien ainsi que l’être humain est « câblé ». Sachant cela, est-il pertinent de s’en offusquer, de s’en désoler, de s’en plaindre ? Non bien sûr, c’est juste une donnée de départ à prendre en compte, pour agir en connaissance de cause.
Voilà, désormais tu vas voir des biais cognitifs partout. Tu vas tenter un « chéri.e, tu es victime du biais de confirmation, je vais t’expliquer » au commencement d’une dispute, ce qui aura bien sûr pour effet de la.le rendre trois fois plus furieux.se. Tu vas prendre pour excuse le biais du temps présent pour laisser dormir la vaisselle sale dans l’évier. Un seul endroit qui sera préservé de ta nouvelle vision aux rayons X des biais cognitifs : toi-même bien sûr, à cause de ton biais de sur-confiance !
Sachant tout cela, que faire ? Est-ce que les moyens habituellement employés pour faire évoluer les mentalités et les comportements sont adaptés et réellement efficaces ? En particulier, est-ce que notre communication sur l’urgence bioclimatique est assez percutante ?
Si ces questions te taraudent au point de réussir à te faire oublier quelques secondes que d’affreux virus rôdent encore partout, si tu te vois déjà en grand explorateur de nouvelles manières d’influencer tes concitoyens pour un avenir meilleur, alors assure-toi de ne pas manquer le quatrième épisode :